« Beau comme la rencontre fortuite sur une table de dissection d'une machine à coudre et d'un parapluie »
Isidore Ducasse, dit Comte de Lautréamont
La démarche artistique des Allumeur.e.s
Nos enjeux sont à la fois politiques et esthétiques au sens étymologique des deux termes : « la vie de la cité », « sensible, perceptible ». Naturellement, nous ne cherchons pas la beauté au sens classique du mot, nous creusons pour capter ce qui, caché dans les profondeurs du vécu, peut traverser chacun plus efficacement qu’une démonstration. Disons que nous sommes des plasticiens qui utilisent entre autre l'art vidéo et sonore sans aucune tradition dans ces disciplines. Influencés par le travail de Peter Watkins sur la «Monoforme» nous revendiquons une déconnexion des processus habituels, sans nous attacher à une structure narrative conventionnelle. Nous cherchons à créer une forme totale critique alternative.
Ce qui nous intéresse avant tout c'est d'interroger artistiquement la place que chacun pense tenir dans le monde, et la conscience de l'autre qu’il construit. Réfléchir à l'impact de nos sociétés sur les singularités de chacun, déplacer le regard. Presque tout notre travail est fondé sur la relation, ce qui a lieu entre, entre les êtres, entre les lieux, les époques, les contextes sociaux et les êtres, et ce que produisent ces interactions. Et comment les faire accéder à la conscience.
Les éléments hétérogènes avec lesquels nous jouons, humains et artistiques, sont des images, des sons, des films, des dispositifs plastiques, des paroles, des moments qui se croisent, se bousculent et s’interpénètrent. Pas immédiatement, ni logiquement reliés en apparence, ils produisent un tissage de hors champ, de témoignages et de récit, qui plutôt que s’illustrer ou se concurrencer, se croisent et se valorisent mutuellement. Assemblés comme dans une mosaïque, ces éléments produisent un nouveau sens dans lequel l'émotion joue le rôle de liant et de révélateur. Cette interconnexion a l’ambition de dépasser les discours habituels sur larelégation, la pauvreté, l’insertion, etc., pour tenter de dire de l’humain qui vit ces situations quelque chose qui traverse chacun. On pourrait employer le beau concept de Gilles Deleuze et Felix Guattari « Faire rhizome ».
L'expérimentation est au cœur de ce travail. Expérimentale également notre manière de travailler avec les gens. Nous l’inventons sur le terrain, de manière empirique, pas du tout linéaire. Il ne peut sortir de ce travail des choses imprévues et surprenantes que si on laisse une grande place à l'improvisation. Il faut absolument tenir compte de la spécificité de chaque groupe, de chaque personne, de ce que produisent des rencontres qui ne sont jamais prévisibles, en faisant parfois toutes sortes de détours mais en suivant plusieurs fils, notamment celui qui fonde le collectif.
Nos recherches-créations débutent toujours par la collecte d’éléments liés au territoire et aux singularités culturelles de ceux que nous rencontrons. Plusieurs niveaux de perception sont traversés, et restitués dans nos installations sous forme de traces, de fragments, de pistes, de polyphonies de points de vue, de contre-points. Des objets symboliques hybrides qui se construit dans la déconstruction. Nous tentons de restituer ces tâtonnements, mais aussi d’utiliser formellement la difficulté d'une production faite avec une économie de moyen maximum. Pour reprendre les deux mots d’introduction de ce texte, cette économie devient une esthétique et elle est politique.
Car nous pensons que tout est matière à faire de l’art et que ce travail a un sens politique. Nous pensons que c'est le regard porté qui révèle en profondeur des réalités vécues intérieurement, ressenties par chacun, mais aussi par tous. Articuler des éléments du réel et transformer cette matière sans pour autant chercher une vérité. Sortes de ready made à la Duchamp, nos installations tentent de capter l’esthétique de ce que le maître nomme l'infra-ordinaire. Nous enquêtons dans tous les sens, cherchons sans arrêt des pistes pour questionner nos sujets sous différents angles dans le but de faire percevoir l'écart entre différentes représentations simultanées de la même réalité.
Nous voulons interpréter la réalité brute pour la muer en expression symbolique en utilisant un langage parfois métaphorique, où, plutôt que des explications, l'imaginaire issu des situations vécues est en permanence propulsée. C'est une transcription à partir d'une perspective subjective, la construction d'un monde réel, aussi bien intérieur qu’extérieur.